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Les Temps modernes : Le Sourire


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Charlie Chaplin.


« Une histoire d’industrie, d’entreprise individuelle – d’humanité en croisade pour la poursuite du bonheur » : le carton d’introduction reprend la sacro-sainte trinité américaine en corrigeant la sociologie sartrienne de l’intitulé. Le temps d’une métaphore et d’un décor, Chaplin singe Eisenstein puis Lang, mais malgré ses moutons associés aux ouvriers, ses machines mutines, Les Temps modernes ne saurait se confondre avec Le Cuirassé Potemkine ni Metropolis. Ersatz de Mabuse, le directeur assemble un puzzle, lit les aventures de Tarzan en BD, surveille le personnel par écran géant interposé, donne la cadence à son horloge de métal dont on ignore ce qu’elle produit, à part des écrous à visser partout, y compris sur une robe de matrone. Le respectable négrier songe même à se munir d’une « automangeoire » aléatoire testée aussitôt sur Charlot, corps singulier ici soumis à tous les aléas du corps social malmené en période de crise, en 1936 et n’importe quand. Britannique émigré aux États-Unis, Chaplin enfant macéra dans la misère, la tristesse, et savoura en adulte la richesse solaire autant que la gloire planétaire, avant de devenir en famille un ermite en Suisse, à cause de procès US supposés moraux. Placé sous le double signe de la perspective et de la frontalité, héritage d’un artiste scénique toujours aiguillonné par l’espoir, les lendemains meilleurs, la confiance en soi, l’indépendance et la liberté, son film porte la signature d’un ancien affamé, tout comme La Ruée vers l’or. Ne l’irrigue pas la rage rentrée des Raisins de la colère, Ford évidemment davantage à droite et maître exemplaire de la plénitude classique ; le drapeau rouge en noir et blanc, ramassé au hasard, ne suffit point à le transformer en traité crypto-coco.



Le vagabond au chômage traverse quatre espaces principaux, emblématiques, qui cartographient l’Amérique – l’usine, la prison, le grand magasin, le cabaret. Là encore, personne ne prendra Mister Spencer pour René Clair, Fritz Lang, Julien Duvivier, voire George A. Romero, plutôt porté sur les supermarchés. La satire soft du taylorisme ne comporte aucune trace de souffrance et n’occupe qu’une trentaine de minutes sur une heure vingt environ. Les Temps modernes transite ainsi du film estampillé social vers le polar en parallèle, le mélange harmonieux de comédie et de mélodrame constituant la colonne vertébrale d’une œuvre sinon épisodique, structurée en saynètes heureusement guère obsolètes. Charlie change de panoplie et d’emploi, pourtant il ne change pas, à la fois tenté par le confort casanier d’une cellule et l’appel de la route à la Kerouac, cf. la coda aux montagnes féminines. S’il aide des flics contre des trafiquants camés, s’il envoie un pavé sur la tête d’un policier durant une manif de grévistes, alors qu’il souhaite travailler histoire d’avoir un vrai foyer, il le fait inconscient, en silence, son corps parle pour lui. Mime de pantomime et danseur salué par Nijinski, pourvu ou pas d’un globe terrestre de Dictateur, le cinéaste possède une grâce à la Fred Astaire et un caractère de survivant, de résilient, dirait-on dorénavant. Il peut rêver, quelques secondes, au paradis domestique selon l’Oncle Sam, il s’en écarte vite au lieu de révéler sa part d’obscurité colorée, a contrario d’un Douglas Sirk. Les deux réalisateurs enrichis parvinrent à conserver leur lucidité, leur regard critique, au sein d’un milieu et d’un pays grâce auxquels ils connurent en partie, leur talent et leur travail faisant le reste, une réussite pérenne. Dans sa quête d’un bonheur moins insoutenable que celui décrit par Ira Levin, l’OS anonyme croise le chemin d’un gaminmémorable, Paulette Goddard devenue une sauvageonne aux pieds nus absolument irrésistible, une partenaire radieuse filmée par une caméra objectivement amoureuse.



L’appareil de prise de vues lui alloue un joli travelling avant, Vénus au vison sur son lit de démonstration. Ailleurs, il s’élève afin de situer un plateau ambulant parmi une foule de clients dansants. À cheval sur le muet et le parlant, Les Temps modernes utilise aussi le son de manière expressive, par exemple pendant la séquence des maux d’estomac radiophoniques en compagnie de la revêche épouse du pasteur. Jamais paresseux ou poussiéreux, Chaplin cadre avec une science intuitive son petit théâtre d’humanité exempt de théâtralité, de cruauté. L’humanisme à prétentions universalistes de l’ensemble représente un gage de sincérité en même temps qu’une limite toutefois éloignée de l’écœurante concorde œcuménique de Metropolis. La suite de la filmographie, en particulier Monsieur Verdoux ou Les Feux de la rampe, viendra tamiser d’amertume, de mélancolie, cette candeur du cœur, cette envie de croire à l’unisson, quitte à verser dans la surémotion d’un air au violon. Sourire sans cesse ou improviser un charabia à succès, cela pourrait lasser, procéder à son tour d’une mécanique, celle du rire, doctement étudiée par Bergson ou pratiquée par le sinistre Francis Veber. Mais Les Temps modernes séduit par sa légèreté, sa vitalité, son dynamisme statique. Faussement amnésique, Chaplin dirige un conte au cordeau dans l’oubli des mouvements envoûtants de Murnau, suit son couple au bord de l’aube plutôt que de L’Aurore, ne cède à aucun moment au manichéisme, au simplisme. Les collègues du travail à la chaîne se retrouvent chez Zola, s’improvisent voleurs par nécessité, certainement pas par perversité ou volonté. Ni pamphlet anticapitaliste, ni brûlot révolutionnaire, le métrage au final assez sage rend hommage à la résistance des gens et des sentiments, se gardant de remettre en cause et en profondeur l’ordre établi, ne dénonçant l’humiliation que sous la forme d’une collation automatisée au maïs croquante et craquante de drôlerie, morceau d’anthologie ensuite repris avec le repas du technicien chenu à l’horizontale, coincé entre les dents du Moloch amerloque.



Pareillement, les sœurs mineures illico placées en orphelinat s’évaporent du récit et l’ex-tramp et sa « gamine » font chambre à part, comme dans New York-Miami de Capra, un recoin en bois substitué au célèbre drap, disons de séparation. L’acteur/réalisateur/compositeur épaulé par le méconnu Carter DeHaven, producteur associé du Dictateur, le fidèle Henry Bergman, aux faux airs de Gino Cervi, et les fameux musiciens Alfred Newman & David Raksin, incarne un personnage provisoirement et doublement aliéné, un sujet stressé par la vie moderne esquissée à la verticale, un drogué à la « poudre à nez » et un docker de malheur, gare à la cale de naufrage sidérant en transparence, un gardien de nuit doublé d’un patineur au bord du vide, un ivrogne d’occasion, possible réminiscence freudienne de son propre père emporté par la bouteille point divine, tant pis pour Rabelais, le mari par procuration d’une ballerine de rue recherchée pour vagabondage juvénile, orpheline à des années-lumière de Lillian Gish par Griffith, un compagnon asexué, un homme privé de pénis et prodigue en tendresse, presque l’inverse du « réel » Charlie Chaplin, épris de jeunes filles en fleurs peu proustiennes et patriarche à l’abri du fisc, in extremis, last but not least, un serveur-chanteur promis au Grand Restaurant de Louis de Funès. Avec Les Temps modernes, l’auteur traduit à sa guise sa seconde patrie et se souvient de son passé passé au music-hall, au côté des cops moqués de la Keystone, il délivre par conséquent un art poétique, politique et laconique, une romance d’enfance, une leçon d’optimisme vaccinée contre le cynisme ou la rouerie, il ose nous regarder parfois droit dans la caméra et revêtir une ultime fois, fortuné, sa défroque de SDF. Aux premiers jours de la nouvelle année, possiblement déprimante puisque dupliquée d’après les précédentes, voici de quoi se requinquer, s’amuser, s’attendrir et en douceur désobéir – pas si mal, camarade Charles. 


          

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